PÉRIGNAC : PAICHEL ET LES TERMITES DE VOIRPOU

Voici les aventures de celui qui sera ridiculisé comme missionnaire. Même s’il est le Maître de la mémoire, il accepte humblement de perdre celle-ci afin de passer pour un insensé dans ses aventures. Alba, appelé également « le divisionnaire » puisqu’il passe son temps à diviser les hommes entre eux, se méfierait sûrement de Paichel à moins qu’il croit fermement que son ancien vigneron sur Arkara est demeuré un imbécile. Il va le faire épier partout par ses dévots mais le missionnaire tient si bien son rôle de « clown naturel » que le sinistre Alba se risquera un jour à le rencontrer avec l’intention d’obtenir un peu de sang magique de son ancien vigneron afin de se rajeunir. Il ignore cependant que le Maître de la mémoire lui tend un piège sans se presser. Un jour, le sinistre divisionnaire y tombera malgré sa méfiance naturelle. Pour mieux exercer son rôle de missionnaire insensé, Paichel (Mercéür de son vrai nom) débute sa première aventure au pays des fées. Voici donc : les Termites de Voirpou.

IL ÉTAIT UNE FOIS un gentil dragon rouge qui aimait gober les gens et d’un pauvre missionnaire intemporel qui parvint à lui échapper avant qu’il puisse le croquer! Voilà ce qui ferait un beau début de conte, sauf que l’histoire véritable se passa autrement. Ce dragon édenté éternua et cracha sa proie au sommet d’un chêne avant de pouvoir s’en nourrir. Mercéür se retrouva au milieu d’un nid d’aiglons détestables et affamés qui prirent son nez pour un fruit sauvage. La seule façon d’échapper à ces trois oiseaux de malheur était de sauter en bas de l’arbre. Mais le dragon était sagement assis et attendait la gueule ouverte que tombe son petit déjeuner. Une épaisse fumée semblait rouler sur sa lancette et des flammes sortaient de son museau. Vraiment, ce n’était pas le genre de bête qu’on devait souhaiter rencontrer à Féerie!

Soudain, un chevalier inconnu, juché sur un cheval de combat et armé d’une lance, chargea sur le dragon en criant : “ Te voilà enfin devant moi, Ofam-Mercura! Je vais t’ouvrir les flancs et te vaincre au combat.” Mais le dragon lui cracha son feu avant de fuir derrière des collines. Heureusement que ce chevalier portait une cuirasse pour le protéger des flammes ardentes d’Ofam-Mercura et que la lisière de son haubert demeurait fermée pour justement éviter la calcination. Il poursuivit ce genre de grosse salamandre en laissant ainsi l’occasion au visiteur de descendre de l’arbre en toute sécurité. Le missionnaire s’approcha ensuite d’un petit étang dans l’intention de se désaltérer. En s’agenouillant, il vit son visage à la surface de l’eau. Contrairement au célèbre Narcisse qui tomba en amour avec son visage ou son image, Mercéür se mira en disant naïvement :

- C’est quoi ce visage amusant?

- C’est toi, lui répondit le chêne derrière lui.

- Ah bon, si c’est moi, je n’insiste plus!

Mercéür possédait un nouveau corps sans qu’il puisse en comprendre la raison. Il se souvenait parfaitement de son îlot intemporel et de son voyage dans le couloir en compagnie de Primus Tasal. Il était convaincu que sa sortie rapide du passage lumineux était le résultat d’une mauvaise habitude qu’il avait de vouloir toucher tout ce qu’il voyait. Le singe l’avait pourtant averti de ne pas bouger au cours du voyage. Par conséquent, le missionnaire ne pouvait en vouloir à son compagnon de l’avoir abandonné dans ce monde étrange et de poursuivre sa route sans lui. Le problème, c’est que Mercéür ignorait comment revenir sur son îlot. Il se mira un long moment en faisant mille et une grimaces pour se familiariser avec son nouveau visage. Il joua avec sa barbiche, se caressa le crâne presque chauve, passa son doigt autour de ses paupières en se disant qu’il avait les yeux bleus et des sourcils épais. Il s’amusait à se découvrir, tel un enfant se mirant pour la première fois devant une glace. Malheureusement, plus qu’il s’examinait, plus sa mémoire défaillait. En effet, on ne peut posséder deux personnalités sans que l’une d’elle prenne le dessus. Dans son cas, il fallait nécessairement qu’il oublie son nom et surtout son ancien monde pour éviter qu’il puisse reconnaître la jolie fée qui allait le mettre au monde sur Terre. Il releva lentement la tête dès qu’il vit un fort joli visage sur la surface de l’eau. Une fée se tenait près de lui et lui souriait d’un air complaisant. Le missionnaire se releva en sentant ses genoux trembler. La beauté de Marianne produisait son effet puisque le pauvre homme craignait de faiblir d’un mal d’amour mortel en sa présence. Il ne pouvait prononcer un seul mot. Son regard charmant eu toutefois raison de celle qui éprouva à son tour de tendres tremblements amoureux. On aurait dit qu’un dieu inconnu s’amusait à blesser leurs cœurs pour en faire jaillir la sève de la passion. La fée rapprocha lentement sa bouche de la sienne et au contact de leurs lèvres frissonnantes, la pauvre baguette magique de Marianne glissa lentement de sa main et tomba au fond de l’étang. Elle ne pouvait plus se défendre à présent contre les pouvoirs étranges de l’Amour. Le couple s’étendit sous le chêne pour accomplir ce qui est inutile de décrire dans ses moindres détails. Un lapin qui passait par-là sauta discrètement derrière un buisson après s’être voilé la vue avec ses longues oreilles. Une bonne éternité se passa avant que le couple cesse son combat essoufflant. Marianne chercha ensuite sa baguette magique d’un air inquiet.

- Je pense qu’elle est au fond de l’étang, dit-elle en pleurant sur l’épaule de son amoureux. Sans elle, je ne possède aucun pouvoir à Féerie.

- S’il le faut, je vais plonger jusqu’au fond d’un abîme pour te prouver mon amour. Laisse-moi rapporter ta baguette, ma douce aimée. À propos, j’ignore ton nom.

- Si tu me dis le tien, j’en ferai autant, bel étranger!

Le missionnaire ouvrit la bouche sans pouvoir prononcer un seul mot. La fée lui sourit tendrement lorsqu’elle réalisa que cet étranger était celui que l’enfant Manuel lui envoyait pour devenir le père de son enfant. En effet, la fée savait parfaitement que le père mystérieux ne pouvait porter un nom. Alors que Mercéür tentait de se rappeler son nom, un éclair fracassa le ciel avant de se transformer en boule de feu. La fée se jeta aussitôt dans les bras de son amant en prononçant craintivement le nom de BERTAL. La sphère géante éclata devant les deux tourtereaux en laissant un épais nuage. Un étrange personnage en sortit rapidement et fixa sévèrement l’étranger en le pointant du doigt. Vêtu d’une longue tunique rouge, couverte de points noirs, Bertal avait fière allure malgré son air menaçant. De ses manches écarlates sortaient des cristaux qui scintillaient intensément comme des grains de sel lumineux. Le visage du puissant magicien ne montrait aucune sympathie, pas même envers celle qui le fixait d’un air déconcerté. On aurait dit que des jets de feu sortaient des yeux jaloux et passionnés de Bertal.

- Qui es-tu étranger pour oser pénétrer au pays des fées et des magiciens sans autorisation?

- Je l’ignore, lui répondit le pauvre missionnaire en tenant fermement la main de sa bien-aimée.

- Marianne est ma fiancée; retire immédiatement ta main de la sienne avant que ma colère ne te réduise en poussière, étranger de malheur.

Mercéür le fixa froidement dans les yeux sans tenir compte de ses menaces. Mais la fée retira elle-même sa main en lui disant craintivement :

- Sans ma baguette magique, je suis incapable d’utiliser mes pouvoirs pour te défendre contre ses colères. Je t’en prie, ne résiste pas car Bertal est le plus puissant magicien du pays.

- Bien parlé, lui répondit son fiancé en faisant un geste rapide devant l’étranger qui se vit le corps couvert de lourdes chaînes. Voilà qui t’apprendra à te tenir tranquille le temps que ce gros doigt se prépare à t’écraser comme un vieux clou dans le sol!

Le missionnaire releva la tête pour examiner un pouce énorme descendre lentement du ciel.

- Avant qu’il t’écrase, j’ai le temps de me présenter afin que tu saches à qui tu as ravi sa fiancée. Je me nomme Bertal, fils de la fée Sornia, reine du pays des fées. Je suppose que Marianne ne t’a jamais mentionné mon nom, ni qu’elle était ma fiancée, n’est-ce pas? Ma mère saura bien la punir de m’avoir trompé avec un vulgaire mortel.

- Je suis un immortel, murmura l’étranger sans toutefois se rappeler son nom.

- Si tu dis vrai, ce doigt ne pourra te détruire. Par contre, ton mensonge te méritera l’humiliante épreuve de te faire écraser comme une punaise.

- Si tu cherches à faire périr cet homme, c’est moi que tu détruiras, lui cria la fée en se serrant fortement contre le prisonnier. Jamais je n’épouserai un magicien qui utilise ses pouvoirs pour détruire la vie par simple jalousie. Si c’est moi que tu veux épouser selon les rites et coutumes de notre monde, cesse tout de suite ce jeu inutile puisque cet homme oubliera de m’avoir connu.

Marianne comptait bien se faire oublier par Mercéür puisque c’était la seule façon de réparer le tort causé à son fiancé.

- T’oublier? Non, jamais je ne pourrai oublier ce doux moment, lui répondit le missionnaire en souriant. Je préfère me laisser enfoncer dans le sol.

- Je vais te réduire en poussière, cria le magicien agacé par la ténacité amoureuse de son ennemi.

- Fais-le afin que je puisse prouver à Marianne que je l’ai aimé jusqu’à mon dernier souffle!

- Si tu m’aimes, il faut m’oublier même si cela te semble pire que la mort, lui dit la fée en plaçant ses mains sur son front.

- Assez, ragea le magicien indigné. Si ce naïf est aussi entêté, ne t’amuse point à le convaincre de t’oublier. Puis, cesse de le serrer dans tes bras comme s’il était ton enfant. Je te préviens que ma boule de cristal s’est brisée lorsque le génie vous a surpris à faire l’amour.

- C’est notre innocence qui a guidée nos gestes, lui répondit la fée sans baisser les yeux devant son fiancé.

- La tienne était pure, mais pas la sienne. Votre relation est donc un affront à l’ordre de notre rang. Notre mariage devait sceller l’union sacrée entre la famille des fées, maîtresses des eaux et celle des magiciens, maîtres du feu. Voilà bien de toute éternité que nos familles respectives cherchaient à équilibrer nos pouvoirs. Tu as, par simple passion, jeté nos familles dans des conflits d’incompatibilité. Je vais te confier à ma mère afin qu’elle t’interdise à tout jamais de fréquenter les étrangers de notre monde. Lorsque nos familles trouveront une nouvelle voie possible pour les réunir, je te redemanderai en mariage. Sans ta baguette magique, il te sera difficile de t’échapper du pays. Tu dois accepter de me suivre sans te plaindre jusqu’au palais qui deviendra ta prison.

Il faudrait savoir que les fées possédaient de très grands pouvoirs sur l’eau. Certaines d’entre-elles étaient des créatures marines, tandis que d’autres contrôlaient la rosée, le vin, la pluie, la glace et la neige. Tout ce qui contenait de l’eau était, par conséquent, la propriété des fées et tout ce qui avait un lien avec le feu devait revenir de droit aux magiciens. En passant par la manifestation visible de la flamme ou d’une étincelle, jusqu’à l’énergie invisible, radiante ou lumineuse, un bon magicien pouvait normalement l’utiliser à toutes sortes de prodiges. Marianne était de la famille des fées de la rosée, tandis que Bertal venait de la dynastie des magiciens de Pyr. C’était le nom de la vallée des magiciens. Les fées vivaient dans celle d’Aqua, située à la frontière de la forêt de Voirpou.

Avant de laisser passer l’occasion d’expliquer ce fameux mariage qui devait avoir lieu entre Marianne et Bertal, disons que Féerie fut toujours tiraillée entre le pouvoir des fées et celui des magiciens. On ne pouvait s’entendre à savoir si la force du feu était plus importante que celle de l’eau dans un pays où tout pouvait arriver à cause de ces deux éléments. Les magiciens prétendaient posséder le contrôle de la LUMIÈRE, mais les fées répondaient qu’elles détenaient la force de la VIE. Afin de régler ces différents, on voyait d’un bon oeil le mariage entre Bertal et Marianne. Le problème, c’est que la fée de la rosée n’aimait pas le caractère de celui qu’on désirait lui imposer comme époux. Son acte irresponsable devait sans doute retarder ce mariage, mais Marianne préférait se laisser enfermer au palais de la reine Sornia, plutôt que d’obéir à des protocoles d’ententes entre les deux grandes familles du royaume.

Bertal fit signe au gros doigt de remonter au ciel puisqu’il ne tenait pas à perdre le peu d’amour qu’il pouvait espérer de Marianne.

- Pour toi, je laisserai vivre cet étranger en espérant que tu l’oublies rapidement. Par contre, je le laisse enchaîné pour éviter qu’il séduise d’autres fées du pays. Je vais l’envoyer au cœur de la forêt de Voirpou en attendant que ma mère décide de son sort.

- Je t’en prie, libère-le puisqu’il doit se nourrir et se protéger contre les mauvais sorts de tous et chacun, supplia la fée des plus inquiètes.

- S’il est vrai qu’il est un immortel, comment pourrait-il mourir de faim?

Marianne baissa les yeux en pleurant discrètement, tandis que son fiancé plaça sa main devant Mercéür pour le faire disparaître comme par enchantement. Le pauvre missionnaire se retrouva au milieu d’une grande forêt, ficelé exactement comme un saucisson. Il entendit bientôt un son de trompette, semblable à un nasillement de canard sauvage. Cette musique ne correspondait pas du tout avec les milliers de termites qu’il vit ensuite se rapprocher en quatre pelotons uniformes. Mais, voyez-vous, il faut justement s’attendre à ce genre de contradiction à Féerie. Les bestioles s’attaquèrent à un arbre et le firent tomber à quelques mètres seulement du prisonnier. Vraiment, Bertal savait ce qu’il faisait en envoyant son ennemi au milieu de ces ouvriers qui se donnaient comme mission d’abattre tous les arbres de ce joli bois. Il espérait voir périr l’amant de sa fiancée dans un fâcheux accident! Les branches d’un magnifique sapin frôlèrent cette fois le missionnaire en s’écrasant lourdement comme un soldat de cette grande armée de conifères. Le combat faisait rage entre ces petits dévoreurs et les géants qui tombaient les uns après les autres sans pouvoir répliquer à cette attaque meurtrière. Bientôt, un termite blanc découvrit notre homme encore debout entre plusieurs arbres abattus et sonna aussitôt l’arrêt des hostilités.

- Qui est cet homme? , demanda un autre termite en invitant ses confrères à entourer ce personnage silencieux.

- Quel est ton nom? , questionna le contremaître de ces bestioles.

- Je suis...

- Tu es...

- Il semble bien qu’il ait perdu la mémoire, dit sans détour un fier insecte en agitant ses petites antennes comme des essuies-glace. Je suis convaincu qu’il n’a pas inscrit son nom sur une pierre en arrivant dans ce pays où c’est très facile de perdre la mémoire.

- Je m’appelle Mercéür, répondit subitement le missionnaire. C’est tout ce que je peux me souvenir pour l’instant.

- Vite, il faut inscrire son nom sur une pierre avant qu’il perde de nouveau la mémoire, ordonna le termite blanc. Peux-tu te rappeler pourquoi tu as été lié par un magicien? À voir le nombre de tours qu’il a fait autour de ta taille avec une chaîne, tu devais sûrement lui déplaire mon pauvre ami?

- Je me souviens de ce magicien, mais j’ignore pourquoi j’ai mérité son mépris, lui répondit l’homme en soupirant.

Le Grand-Maître Lemu qui assistait à la scène du haut de la montagne intemporelle vint en aide à son missionnaire en jetant des petits cristaux lumineux dans le ciel. Il dit : “ Transformez-vous en pluie étoilée afin de pénétrer la tête de Mercéür. Il retrouvera la mémoire, sauf les souvenirs de son enfance dans la forêt enchantée. Puis, débarrassez-le des toutes ses chaînes en fondant ce métal comme de la cire.”

Le missionnaire éprouva d’étranges sensations dans tout son corps lorsque cette pluie invisible exécuta les instructions du Grand-Maître. Les bestioles crurent voir cet homme briser lui-même ses chaînes et le termite blanc lui dit avec empressement :

- Quel prodige! Tu es sûrement un grand magicien pour te défaire des liens de ton ennemi!

- Non, lui répondit calmement Mercéür en souriant comme un enfant. Je me rappelle parfaitement de celui qui m’a ligoté et de cette jolie fée qui porte le nom de Marianne. Quelle merveille!

- Oh! Si tu te souviens de Marianne, quel était le nom de ce mauvais magicien?

- Bertal est son nom.

- J’ai bien peur qu’il va te falloir quitter ce monde au plus vite si tu tiens encore à la vie, lui répondit l’une des vermines. Ce magicien nous force à dévorer tous les arbres de la forêt de Voirpou sans qu’on puisse s’en empêcher.

- Il vous a envoûté?

- Non, il nous a transformés en termites. Que peut faire un tel insecte, sinon de ronger des arbres?

- Évidemment, vous faites ce que vous demande votre nature. Un termite est un termite, n’est-ce pas?

- Nous le sommes devenus malgré nous, lui dit tristement le contremaître des insectes. Avant, nous étions les MYTHES DE LA TERRE.

- Hum! Les mythes de la terre sont devenus les TERRE-MYTHE de Voirpou?

- Oui, les TERMITES de cette jolie forêt où y résidaient jadis les fées de la nature. Le nom de Voirpou n’est que l’anagramme de POUVOIR. La reine Sornia était jalouse de ses sœurs de la Nature et se servit de nous pour les obliger à quitter la forêt.

- Où vivent-elles à présent?, demanda Mercéür.

- Sur terre. C’est vraiment ridicule de voir des mythes de la terre vivre au pays des fées et de forcer celles-ci à vivre là-bas, tu ne trouves pas?

- J’en conviens. Si cela n’est pas trop indiscret de ma part, puis-je savoir la raison de votre présence à Féerie?

- Oh! Tu vas voir que c’est très banal comme histoire. Nous étions les mythes que les peuples ne voulaient plus dans leurs traditions. Nous ne voulions pas rejeter les hommes, mais ceux-ci crurent utiles de se passer de nos services.

- Ah! Bon! Ils n’aiment plus les mythes alors?

- C’est plutôt qu’ils ignorent à quoi nous servions dans leur vie. Ils disent volontiers que les mythes sont des chimères ou encore, des choses qui n’existent pas. Ils ont tort et raison en même temps. Tu sais, je suis ce mythe universel qui servait à expliquer l’origine de l’Homme. Comme cela était un mystère, on m’inventa pour combler ce vide entre le connu et l’inconnu. Je suis cette grande question qui hante l’esprit de celui qui cherche et qui ne trouve pas de réponse. Personne ne sait si je suis une véritable invention ou bien un “souvenir ” inconscient dans l’homme. C’est pour cela que je dis qu’il a tort de se débarrasser de moi.

- Un mythe, c’est peut-être trop proche d’une superstition et de la fabulation pour que les hommes puissent vous conserver dans leurs traditions.

- Écoute Mercéür, lui répondit un autre mythe en se juchant sur un tronc d’arbre pour lui parler. Je suis le mythe du héros des chasseurs. Je vais te raconter comment les hommes d’une lointaine tribu vivaient avant de me rencontrer. À vrai dire, je n’existais pas comme mythe à cette époque, mais simplement comme une “énergie ” encore inconnue pour des chasseurs. Un jour, l’un d’eux se trouva devant un fauve énorme et figea de peur. Il comprit que cette bête le dévorerait s’il ne pouvait l’affronter comme son égal. Mais voilà, il avait si peur qu’il lui fallait de l’aide. Comme il ne croyait pas posséder le courage de ses confrères, il demanda l’aide des esprits de la forêt. Il y croyait si fort qu’il VIT un héros au fond de son cœur prendre le contrôle de ses émotions. Il fixa ensuite l’animal en se sentant très brave. Étrangement, cette bête préféra s’éloigner sans combattre et le chasseur revint au village pour raconter sa mésaventure. Tous les chasseurs se réunirent afin de pouvoir trouver un nom à ce héros intérieur. Ils m’appelèrent, Herso, l’esprit du brave. Tu vois, un mythe trouve toujours son origine dans un quelque part de vérité. C’est ensuite qu’on le déforme à volonté pour l’adapter à ses coutumes.

- D’accord, mais pourquoi abandonner le mythe du héros s’il est une énergie vivante au fond du cœur humain?

- Dans mon cas précis, lui dit le mythe, les descendants de cette tribu me laissèrent tomber le jour où ils chassèrent avec des fusils. Tu vois, ils n’avaient plus besoin de craindre les bêtes qu’ils pouvaient tuer à distance.

- Je pense que nous devrions reprendre le travail, dit le termite blanc. Si Bertal nous surprend à flâner, j’ignore ce qu’il fera de nous!

- Un instant, s’exclama le missionnaire d’une voix amère. Vous n’allez tout de même pas reprendre le massacre de cette jolie forêt?

- Nous t’avons dit que nous étions des termites; donc, laisse-nous travailler en paix!

- En paix? C’est cela que vous appelez la paix?

- La reine nous a ordonnés de détruire tous les arbres et c’est exactement ce que nous ferons pour lui obéir. C’est son royaume et pas le nôtre.

- Vraiment, je ne comprends pas la logique de cette reine qui persiste à vous faire couper des arbres puisqu’elle a déjà obtenu le départ de ses sœurs de la Nature.

- C’est qu’elle veut s’assurer justement que les fées de la Nature ne reviennent plus à Voirpou, lui répondit Herso. Plus de forêt, plus jamais de fées de la forêt...Tu comprends?

- Hum! Je n’en suis pas tellement convaincu. Vous ne me dites pas toute la vérité sur les intentions véritables de Sornia.

- D’accord, je vais te dire ce qu’elle cherche et ensuite tu nous laisseras accomplir nos tâches. La reine croit fermement que les fées de la forêt détenaient la clef de la Nature. Si celle-ci se trouvait à Voirpou, nous finirons par la retrouver lorsque ce bois sera rasé par nos petites dents.

- Je suppose qu’elle désirait cette clef pour augmenter ses pouvoirs?

- Selon toi, est-ce insensé de rechercher plus de pouvoir lorsqu’on gouverne un pays?

- Wais! C’est sûrement pour raffermir son autorité, quitte à détruire cette jolie forêt. Toutefois, je doute que vous retrouviez cette clef dans ce bois, en supposant évidemment qu’elle existe!

Les Termites fixèrent le missionnaire d’un air surprit.

- Pourquoi faudrait-il qu’elle se trouve ailleurs? , demanda le mythe universel.

- À cause du dragon que j’ai rencontré en arrivant ici. Cette bête est connue pour cacher toutes sortes de trésors dans sa grotte.

- Il a raison, s’écria un petit mythe oriental. Dans plusieurs traditions, le dragon est le gardien des trésors. Il se peut fort bien que les fées de la Nature crurent prudent de lui confier cette clef dans le but de la protéger contre leur sœur ambitieuse.

- Que savez-vous sur le dragon rouge que j’ai rencontré malgré moi en arrivant ici?

- Tu parles d’Ofam-Mercura?, lui demanda le contremaître.

- C’est peut-être bien de celui-là; du moins s’il est le seul dragon du pays?

- Pas de Féerie, mais c’est le seul que nous connaissons dans la région de Voirpou. Je pense qu’il est originaire de la planète Mercure. Ici, personne ne sait exactement si ce dragon vit dans notre monde depuis plusieurs siècles! Tout ce que je peux dire, c’est qu’il hante les collines du lac Tipoalo. Il est constamment pourchassé par un étrange chevalier sans nom.

- Oui, je crois que c’est ce monstre qui voulait ma peau. Si je peux découvrir sa caverne secrète, j’y trouverai sans doute cette clef qui pourra servir à vous libérer de votre pauvre condition de termites. Dès qu’elle possédera celle-ci entre les mains, la reine Sornia n’aura plus besoin de vos services.

- Et où irons-nous si nous reprenons notre nature de mythe? , demanda Herso. Nous t’avons dit que les hommes nous rejetaient de leurs traditions.

- Je sais, mais je pourrais vous accueillir sur mon île si je peux trouver un moyen d’y retourner.

Mercéür leur parla de son îlot intemporel, de la forêt enchantée et du canton d’Atlantis. Les mythes se consultèrent pour finalement accepter l’offre du missionnaire.

- D’accord, nous allons t’indiquer la route à suivre pour te rendre à cette caverne, dit le mythe universel en invitant ensuite ses confrères à se servir de leurs pattes pour dessiner un plan sur le sable. Ici, C’est la forêt de Voirpou. Tu dois marcher vers le nord en direction d’une source d’eau glacée que tu devras traverser sans te mouiller. Je te préviens qu’elle va te transformer en statue de glace si tu la touche, même du bout d’un doigt. Une fois de l’autre côté, dirige-toi vers les marais. Si tu empruntes le petit sentier à travers celui-ci, tu éviteras de t’enliser dans ce sol. Au bout des marécages se trouve une colline que tu devras contourner pour découvrir l’entrée de la caverne.

- D’accord, je vais suivre vos directives en espérant que ce dragon sera absent.

Le missionnaire quitta ses nouveaux amis pour entreprendre ce voyage qui ne pouvait se calculer en temps ordinaire dans ce pays. En effet, les habitants de Féerie vivaient dans l’intemporel et par conséquent, il existait seulement des « moments. » Un moment pour faire ceci ou cela; un moment pour se rendre ici ou là! Donc, notre homme arriva au bout d’un moment devant la source qui se déversait dans le lac Tipoalo. Mercéür vit plusieurs oiseaux et animaux pétrifiés. Il trouva un tronc d’arbre au bout d’un autre moment et traversa de l’autre côté de la source magique. Il vit alors une jolie fleur sauvage se balancer en chantant :

Si tu me cueilles prince charmant Je deviendrai la belle au bois dormant Si tu embrasses mes pétales face au vent Je serai tienne pour mille ans

Mercéür ne pouvait résister à cet appel amoureux. Il tira sur la fleur et sentit aussitôt le sol trembler sous ses pieds. Il recula rapidement lorsqu’une large crevasse s’ouvrit devant lui. Il en sortit un nuage dans lequel on pouvait distinguer la forme d’une vieille sorcière vraiment hideuse. La fleur à la main, notre pauvre naïf voulut la jeter sans tarder, mais un vent violent la repoussait lentement vers son visage sans qu’il puisse la lâcher. Il comprit assez vite qu’il ne devait surtout pas embrasser les pétales puisqu’il deviendrait le prince charmant de cette sorcière pour mille ans.

Le Grand-Maître Lemu sortit de sa méditation lorsqu’un messager ailé vint l’informer qu’un certain Mercéür risquait de devenir l’esclave d’une sorcière.

- Je devrais peut-être en profiter pour lui apprendre à ne pas toucher tout ce qu’il voit, dit le Grand-Maître en observant la scène du haut de la montagne intemporelle.

- Tu sais qu’il lui faut constamment notre aide puisque notre missionnaire est un grand enfant, lui répondit le Grand-Maître Adiech. Nous sommes les protecteurs des fautifs et assumons donc notre devoir en pardonnant toutes leurs erreurs sans les compter.

- Parfait, je vais voir ce que je peux faire pour notre missionnaire amusant!

Comme les deux Grands-Maîtres aimaient bien l’enfant de la perle, jamais celui-ci ne demeurerait sans protection au cours de ses missions.

La vieille sorcière vit son prince charmant se transformer rapidement en grenouille. Elle préféra retourner dans son trou avant de devoir aimer une petite bête encore plus hideuse qu’elle-même! La fleur fana dans la main du missionnaire qui reprit ensuite son aspect normal. Il poursuivit sa route sans comprendre ce qui venait de se produire. Il arriva aux marais en empruntant le sentier et sifflant l’air de “ roule, roule, ma boule, ma boule ”. Si Primus Tasal fredonnait cet air pour manifester sa bonne humeur, notre homme s’en servait pour dissimuler ses inquiétudes. En effet, il vit plusieurs squelettes humains de chaque côté de l’étroite bande de terre que les termites osaient associer à un sentier. Il ne fallait surtout pas qu’il sorte de cette route s’il ne voulait pas s’enliser dans du sable mouvant. Il entendit bientôt des aboiements délirants. C’étaient des appels à l’aide, c’est évident! Il pressa le pas pour découvrir au plus vite l’endroit où se trouvaient ces malheureux. Il vit un chien à deux têtes s’enliser lentement dans la vase. Il retira son vêtement d’une seule pièce pour le tendre à l’animal qui mordit deux fois dans celui-ci. La bête se retrouva saine et sauve sur l’étroit sentier et manifesta sa reconnaissance en léchant son sauveur. Mercéür se frotta les yeux avant de se convaincre que ce gros chien rouge possédait deux têtes.

- Nous te sommes très reconnaissants, Grappe et moi-même de nous avoir secourus.

- C’est naturel voyons de secourir ceux qui sont dans le besoin, répondit le missionnaire. Si ton autre tête se nomme, Grappe, puis-je connaître ton nom?

- Moi je suis Raisin, le mâle.

- Wais, je présume que l’autre est femelle?

- Oui, nous allons avoir une portée de chiots. Je pense que c’est pour “ tantôt ”.

- En effet, je vois que tu as un gros ventre!

- Oui, il a grossi tantôt et j’ai l’impression qu’ils naîtront tantôt!

- Tantôt! Hum! Je pense que les créatures de ce pays ne sont pas tellement généreuses en précision. J’aimerais bien t’aider à accoucher, mais j’ignore combien de tantôts cela va te prendre.

- Tu as déjà accouché toi-même de chiots?

- Pas tout à fait; disons que je sais comment m’y prendre pour te seconder dans ce travail.

- J’ignore comment cela se passe puisque c’est notre première portée.

Malgré lui, Mercéür se sentit incapable d’abandonner ce couple avant de mettre au monde sept jolis chiots de différentes couleurs. Raisin-Grappe le remercia vivement de son aide en disant :

- Grâce à toi, nous sommes tous en parfaite santé. Nous espérons te revoir tantôt afin de t’offrir notre aide si tu désires voyager dans le pays. Tu sais, Grappe et moi, nous guidons parfois des magiciens et des fées dans le côté sombre de Féerie.

- Ah! Bon! Il existe donc une nuit dans ce pays?

- Oui, elle se trouve derrière les hautes montagnes abruptes que tu vois là-bas. Cette région très sombre est peuplée de géants et d’étranges créatures de toutes sortes. Si tu dois te rendre là-bas, nous allons nous reposer et ensuite t’y guider...

- Tantôt?

- Oui, tu peux compter sur nous...

- Mercéür!

- Quel joli nom, dit alors l’autre tête maternelle. Puis-je le donner à l’un de mes chiots?

- Pourquoi pas! Il aura un sacré nom pour un chien!

Le missionnaire trouva le moyen de s’inventer un patois amusant en disant joyeusement :

- SACRÉ-NOM-D’UN-CHIEN, j’ose espérer qu’il aura plus de poils sur le crâne que moi!

- Sans doute que nous le saurons tantôt, Mercéür.

- En attendant, je dois vous quitter puisque j’ai une mission à accomplir. Puisque vous connaissez bien le pays, pouvez-vous me dire si je me trouve dans la bonne direction pour me rendre à la caverne de ce dragon, Ofam-Mercura?

- Tu es dans la bonne direction, mais tu vas te faire couper la tête si le dragon rouge te surprend dans sa grotte, lui dit craintivement l’une des têtes. Personne n’ose s’y aventurer, même si c’est pour y reprendre ce qu’il nous a dérobé. Grappe et moi, avions un os magique qui faisait notre joie. Nous pouvions croquer dans celui-ci sans parvenir à le dévorer complètement. Il reprenait aussitôt sa forme et on pouvait ainsi le dévorer à nouveau. Mais le dragon l’emporta dans sa caverne secrète sans qu’on puisse intervenir.

- Je vais demeurer sur mes gardes. À bientôt, j’espère!

- À tantôt, brave étranger.

Mercéür se retrouva devant une immense grotte et examina plusieurs objets qui se trouvaient devant celle-ci. Le dragon ignorait sûrement la valeur de l’or puisque plusieurs pièces et lingots de ce précieux métal jonchaient le sol comme de vulgaires cailloux. Il faut dire que l’or n’attirait personne à Féerie; le véritable riche était celui qui savait utiliser la magie, les sortilèges et les mille et une invocations pour changer ceci en cela. Mieux encore, on admirait hautement les talents de celui ou celle qui savait conjurer un mauvais sort. Puisque le futur missionnaire ne vivait pas encore sur Terre où un tel trésor aurait fait la joie des chercheurs d’or, il s’introduisit prudemment dans la grotte sans s’attarder à ramasser ce butin. Il espérait seulement ne pas faire face au dragon dans cette noire caverne en forme de croissant. Heureusement pour lui, celui-ci était absent, mais pour combien de temps? Notre homme préféra ne pas y songer et débuta ses recherches. Il vit plusieurs coffres remplis de bijoux et surtout de la poussière qui recouvrait des meubles antiques. Franchement, Ofam-Mercura n’était pas tellement doué pour faire du ménage! Dans un coin se trouvait une grosse armoire en chêne. Mercéür sourit d’un air satisfait dès qu’il découvrit une grosse clef devant celle-ci. Il voulut la ramasser, mais à ce moment précis, un bruit sec se fit entendre. On aurait dit qu’une trappe s’ouvrait au sommet de la voûte. Une échelle argentée en descendit lentement, suivi d’un nain fort étrange. Le visiteur préféra se cacher derrière l’armoire en examinant ce petit personnage qui marchait en sa direction en pointant un objet devant lui. C’était un hochet d’enfant, sauf que le missionnaire ne pouvait le savoir puisqu’un tel jouet n’existait pas sur Arkara. Le nain se dirigeait en gardant les yeux clos. Il s’arrêta finalement au-dessus de la clef et se pencha pour la ramasser sans se presser. Mercéür lui arracha celle-ci d’un geste rapide.

- Je regrette, mais cette clef est peut-être celle que je recherche, dit le missionnaire au nain étonné.

- Étranger, si cette clef ne t’appartient pas, pourquoi viens-tu de me la ravir?

- Wais, je pense que j’ai agi sans réfléchir, lui répondit Mercéür en plaçant timidement la clef dans la main du petit homme reconnaissant.

- Je te pardonne volontiers ce geste empressé puisque je sais parfaitement qui tu es! Ton nom est Mercéür, n’est-ce pas?

- Oui, comment peux-tu me connaître? Je ne me souviens pas de t’avoir déjà rencontré?

- Je connais tous les êtres de l’univers et je sais pourquoi tu désirais cette clef de la Nature. Il ne faudrait surtout pas la remettre à Sornia.

- Qui es-tu donc pour savoir ce que j’étais venu chercher dans cette grotte?

- Je suis Tenga, le gardien du sel céleste. Mon travail est de remplir les baguettes magiques des fées lorsqu’elles se vident de cristaux.

- Ah! Bon, elles contiennent uniquement du sel céleste?

- Oui, je suis le seul à pouvoir le recueillir dans le monde originel. Je ne peux t’en dire davantage sur ces cristaux précieux qui m’ont rendu aveugle. Je me guide grâce à cet objet que je tiens dans ma main. Il voit à ma place et me protège contre les mauvais sorts. Je descends rarement de ma carrière céleste, sauf pour nourrir l’arbre originel qui se trouve sous un dôme de verre. J’utilise la clef de la Nature pour y accéder. Comme la reine Sornia voudrait bien s’emparer de cet arbre qui possède toutes les vertus, les connaissances et les réponses à l’origine de la Vie, je dois cacher cette clef dans cette grotte pour l’empêcher de détenir le pouvoir sur les entités universelles.

- Hum! Cet arbre me rappelle celui qui se trouvait dans la forêt enchantée d’Arkara. Selon les conteurs du pays, l’arbre Salutor protégeait toutes les entités arkariennes pour l’éternité.

Le nain lui répondit :

- Il en existe un semblable dans tous les mondes qui constituent l’univers. Sur Terre, c’est celui du paradis terrestre. Le mythe universel pourra te raconter son histoire si tu le désires. À Féerie, l’arbre originel se nomme Cléagensel.

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